De la sociologie de la transformation sociale à la psychologie des groupes sociaux au Maroc : quelle articulation ?

En marge de la lecture du livre de : Rachid BEKKAJ (2010) : Dix Questions Sociologiques au Maroc Contemporain. Casablanca, Editions Soumagram, 184 pages.

Mohamed BOUDIS

En consultant ce livre pour la première fois et sans penser à lui donner une suite si ce n’est celle de satisfaire ma curiosité de chercheur et d’enrichir ma culture générale ô combien nécessaire pour mieux situer mes problématiques de recherche, je n’avais eu nulle intention d’écrire quoi que ce soit à ce sujet. Mais dès que je me suis lancé dans la lecture, je me suis trouvé cerné par les propos tenus par son auteur. Du coup je me suis dit l’approche avec laquelle je dois lire le ivre doit être différente. De mon angle de regard de psychologue, j’ai trouvé quand même une issue à mon embarras fut-elle temporaire. Ainsi l’idée m’est venue de le lire en essayant de trouver appuis aux interrogations qu’ils suscitaient en moi, celles qui concerne les stratégies individuelles et collectives auxquelles ont recours les individus pour s’assurer une place « statut social » dans une société composite en termes de structures sociales. Voilà un peu le piège que je me suis fait tendre moi-même en acceptant de répondre à la tentation du livre. Pour ce faire, je ne reviendrai pas sur tous les passages du livre mais seulement sur ce qui a retenu mon attention au regard de la relation avec la psychologie des groupes sociaux.

« Le Maroc il y a dix ans, avec sa contenance historique ne pourrait pas empêcher les marocains à se poser la question sur leur futur et de s’interroger sur leur présent ».p. 12.

L’auteur s’attaque en premier lieu à la question du pouvoir politique auquel il associe le concept sociologique « le makhzen » pour se demander si à travers l’histoire du Maroc moderne on peut parler de transformation ou de changement. « Le makhzen est-il en transformation ? ». Aussi opte-t-il pour la transformation et non le changement ; une transformation à laquelle il trouve des appuis dans tout ce qui à longueur de temps reste comme noyau dur que les hommes politiques de l’establishment appelle la continuité « thawabit ».

Cette continuité nous dit, l’auteur repose sur un système social et politique qui s’auto-reproduit via une classe qu’il appelle « caste makhzanienne » chargée de créer les conditions qui le renforce à tous les plans, social, culturel, politique, administratif et militaire. « c’est pourquoi la lutte pour le pouvoir n’est pas une lutte de classes mais une lutte de castes ».p.22

Dans cette optique l’auteur revoie à la structure hiérarchique du pouvoir à commencer par le « sultan », suivie de la caste et enfin la « ra-iya » ou les protégés sultan qui sont censés exprimer leur état par la « bay-aa ». Dans le jargon marocain populaire la caste est appelée «la bitana ». à laquelle on fait porter la responsabilité lorsque ça ne va pas. Elle revêt dans le même temps une connotation religieuse, chose qu’on peut repérer dans tous les prêches de vendredi ou à l’occasion des fêtes religieuses (Adouae li amir almouminine).

L’ouverture aux classes sociales autre qu’à la caste, se fait par des mécanismes dont la famille et le rapprochement avec le pouvoir joue un rôle essentiel. Ainsi l’auteur nous parle de chorfas (lien de parenté), des mauresques (les ex andalous) et des notables (patrimoine social, culturel, parfois aussi religieux).

Aussi s’activent les réseaux informels (les relations) « c’est pourquoi on pense que le réseau permet d’être en contact avec une personne influente de la haute sphère qui conduit à la nomination dans un poste de haute responsabilité ».p.56. De là, l’auteur nous ressort ce qui dépendrait par la suite de cette liaison un peu à part « De toute manière, la conviction chez l’administratif se résume dans le fait que ni sa compétence, ni ses efforts ne sont suffisants pour atteindre ses objectifs administratifs »p.57. Cela fonctionne selon trois fondamentaux à savoir « se soumettre » , ce qui compte c’est l’allégeance et non la compétence, « recevoir », bénéficier des avantages, « rendre » protéger l’intérêt des siens.

L’auteur s’arrête plus longuement sur la question des jeunes à commencer par leurs modes d’expression et à terminer par l’intérêt qu’ils portent aux élections législatives notamment pour ce qui se rapportent aux élections de 2007. Pour ce qui est du langage et des modes d’expression des jeunes , nos sommes face à l’expression de réalités sociales. Ce qu’il ne faut pas oublier c’est qu’il n’y a pas une jeunesse mais des jeunesses. L’auteur n’évoque que l’expression des jeunes issus des couches populaires, c’est un choix qu’il fait. Même si je vois que c’était nécessaire de faire une comparaison entre cette jeunesse des couches populaires et celle des jeunes de couches aisées ou favorisées. Le langage des uns diffère de celui des autres, je cite à titre d’exemple un glossaire emprunt de mots étrangers à la langue et à la culture « français, anglais, espagnol » chez les plus aisés et leurs imitateurs et un autre ne faisant référence à aucun langage formel « Sans doute l’analphabétisme a contribué à donner une place importante à l’expression et à la communication langagière dans ces quartiers où très tôt les élèves quittent l’école et n’arrivent pas à suivre les études ».p.76

Une autre dimension de la réalité des jeunes consiste à se demander si rapprochement existe entre jeunes et adultes. « Le monde de la jeunesse et celui des adultes sont des mondes distincts, ils ne sont pas le même monde et non pas les mêmes étiquettes ».p.79

Si on met en relation cette affirmation avec ce qui précède, notamment en ce qui concerne le taux d’abstention des jeunes lors des élections on peut facilement en déduire qu’il y a véritablement un fossé entre deux générations ; un fossé reconnu mais que les structures sociales d’intégration des jeunes dans la collectivité continuent à ignorer voire à banaliser par des actions archaïques « out of date ». Il suffit de revisiter le discours des jeunes pour comprendre qu’à tous les niveaux des structures sociales à commencer par l’école les freins au changement se produisent dans une logique provocatrice. La référence est toujours faite au passé, celui des adultes d’aujourd’hui, la question qui se pose au nom de quoi se positionnent-ils en référence ? Ce positionnement n’est-il pas à la base de tous les blocages qui ôtent aux générations le droit de décider de leur avenir ?

C’est en ayant en tête l’idée que d’autres formes d’expression peuvent emboiter le pas aux expressions pacifiques, civiques par essence que l’auteur semble-t-il nous impose un passage en nous invitant à décoder la signification de ce qu’il appelle « le corps à double meurtre de l’oubli social ». Aussi revient-il sur l’attentat de 2003 pour en ressortir une signification méconnue, occultée qui est celle de l’apprivoisement de la violence pour exprimer un état de marginalité dont on ne voulait pas reconnaitre les avatars. L’auteur les expressions ornant les déclarations de tout bord révélatrices, « hadou machi mgharba ». je dirais en prolongeant l’auteur, la méconnaissance est la sœur jumelle de la marginalisation.

La violence prend d’autres formes, ajoute l’auteur du livre. D’abord la violence socio-sportive, instrumentée par les jeunes pour rendre visible une identité sociale. «En fait, parmi les facteurs qui conduisent à la violence chez les jeunes, c’est leurs désirs de prendre des risques qui est un passage à l’acte qui leur permet d’accéder à un autre statut , de construire une identité».p.125.

Etre supporter ne suffit pas pour donner forme à leur identité (appartenir à un club et le supporter ),ce qui se manifeste lors d’une défaite. Un moment propice de déclenchement de la violence. Voilà qui renvoie à l‘aboutissement d’une socialisation tronquée. Le sport qui émane de la notion de compétition, se transforme en un instrument révélateur d’une socialisation à l’envers qui a sacralisé l’erreur. Ainsi le supporter s’identifiant à son équipe ne supporte pas la défaite, parce qu’elle est synonyme de rejet social qui lui rappelé et qu’il ne veut admettre. « La réalité collective de l’espace sportif nous permet de comprendre pourquoi les supporters transforment cet espace de compétition en point de repère subjectif à travers lequel se manifestent les problèmes sociaux et les souffrances de la jeunesse ».p.129.

L’autre forme de violence relatée par l’auteur concerne la violence conjugale qui situe les relations sociales à un autre niveau dans lequel s’interpénètre le culturel, le religieux, le juridique, l’économique et le social. « Les données sociologiques nous laissent dire que la violence conjugale trouve son explication dans les racines sociales profondes qui vont bien au-delà des traits de personnalité. ».p.149.

Pour conclure, l’auteur s’arrête sur le phénomène de pauvreté et l’immigration clandestine notamment « lahrig » connue vers des pays offrant des possibilités d’intégration et par conséquent de valorisation sociale tant recherchée par une frange de la population. En témoigne les signes externes dès le retour au pays pendant les congés. Il ne tarde pas à évoquer la notion de hogra qui transpire et prend la forme du rejet d’une réalité, leur propre réalité de citoyen marginalisé « Mais la chose la plus importante c’est de réduire ce grand écart qui existe entre les couches sociales qui gêne le processus d’une politique démocratique fondée sur le citoyen ».p.176.

Je conclurai la lecture de ce livre en disant que les faits rapportés ici et les interprétations sociologiques constituent une plateforme dont l’utilité est incontestable pour quiconque voudrait travailler sur une problématique de changement. Ce livre n’apporte pas de réponses, son auteur n’a pas pris ce risque, même s’il ouvre la voie à un renouvellement des concepts par lesquels la réalité marocaine est souvent approchée. Pour ce qui est de la psychologie des groupes sociaux, je considère que l’analyse sociologique que l’auteur a bien voulu partager, s’avère pertinente pour comprendre les organisations au Maroc y compris dans leur profond retranchement quant à la question de la modernité de ses structures. Je dois préciser en se basant sur mon expérience de terrain lors dans des organisations, de travail compris, que les mêmes phénomènes se retrouvent dans la société globale et dans les organisations. Aussi je considère que ce livre mériterai d’être lu pas uniquement par les sociologues, qu’il interpelle de toute évidence, mais aussi par tout un chacun qui voudrait comprendre des phénomènes qui naissent dans la société et dont connait pas les sources profondes et encore moins les évolutions futures.

Un dernier mot, j’invite l’auteur du livre à le relire et le rééditer à l’aune des récents changements liés au printemps arabe. Il y a beaucoup à dire, peut-être même la révision de certains constats.